Chère Safae,
Outre la sensibilité et l’extrême finesse de ton écriture, je suis frappée par l’importance de deux questionnements qui sont les tiens. Celui sur la disparition de l’ancien monde. Et celui sur où doit commencer le récit sur nous-mêmes. Ces deux questionnements convoquent autant l’histoire avec un grand H que notre subjectivité de sujets (post)coloniaux. En vérité, il s’agit d’une seule question. Celle de l’intelligibilité de notre tragédie.
Je me souviens un jour, une jeune femme française m’apostropha de la sorte : « Vous les Arabes qui avez inventé l’algèbre… ». Cette reconnaissance, dans sa bouche, sincèrement antiraciste, avait valeur de réhabilitation. Il fallait lire le sous-texte : le Président Sarkoszy avait un jour dit que les Africains n’étaient pas entrés dans l’histoire. Plus qu’un préjugé individuel, c’est un préjugé d’Etat. Aussi, s’il fallait traduire cette femme, sa pensée profonde pouvait être comprise ainsi : Vous les Arabes, je vous accorde que vous êtes peut-être entrés dans l’histoire puisque vous avez inventé les maths et que nous vous en sommes redevables. Elle me délivrait ainsi un certificat d’humanité. Bizarrement, je ne me suis sentie ni flattée, ni offensée. Je me suis plutôt interrogée. Ces Arabes là étaient-ils mes ancêtres ? Pouvais-je me revendiquer d’eux et m’enorgueillir d’avoir de si prestigieux aïeux ? Le génie des maths coule-t-il dans le sang des Arabes et donc dans le mien ? Et moi qui suis arabophone mais de grands-parents berbères, étais-je arabe ? Enfin, n’était-il pas raciste de sa part de considérer que ces Arabes étaient d’avantage mes ancêtres que les siens ? Les Chinois ne sont-ils pas mes (ses) ancêtres ? Les Incas ne sont-ils pas mes (ses) ancêtres ? Les Dogons du Mali ne sont-ils pas mes (ses ancêtres) ? Je n’ai pour ma part aucune difficulté à reconnaître mon commencement car il est partout. Dans un monde idéal, je pourrais me contenter d’affirmer cette vérité et poursuivre ma route. Mais le simple fait que cette personne m’ait assignée à cette généalogie, quelle que soit ses intentions, impliquait que cette généalogie n’était pas la sienne et qu’à ce titre, et très implicitement, elle s’en distinguait. Dès lors, si la question « où commence le récit ? » est vraiment importante, ce n’est pas à moi qu’il faut la poser mais à elle. En effet, où commence cette femme qui ne sait pas reconnaître ses ancêtres arabes ?
Chère Safae, je crois que toi et moi connaissons la réponse. Tu connais sûrement cette citation de Simone de Beauvoir : « La femme, l’être relatif ». Elle entendait par là que dans une société patriarcale, l’homme occupe la place de l’absolu et que la femme est son relatif. Toi et moi connaissons la réponse, car en tant qu’ « êtres relatifs » - ici vis-à-vis de l’homme blanc - nous ne pouvons ignorer le commencement de cette jeune fille, comme nous ne pouvons ignorer que l’histoire qui la produite a produit notre errance comme elle a produit l’errance des Palestiniens et de tant de peuples parfois disparus. Toi à Amsterdam et moi à Paris, ne sommes-nous pas les témoins vivantes de cette errance ?
Notre errance n’est pas seulement géographique. Nous errons dans l’histoire à la recherche de nous mêmes et du commencement, non pas de nous mêmes, mais de notre tragédie. Vois-tu, je ne sais pas si tu seras d’accord avec moi, mais nous cessons de nous interroger de la sorte dès lors que nous cessons de nous comporter en « relatifs » vis à vis d’un absolu mais de rester des « relatifs » vis à vis d’autres « relatifs », c’est à dire comme nous y invite Baldwin de faire « redescendre tout ce qui s’élève ».
Se pose alors la question de la disparition de l’ancien monde et l’inhabitabilité du nouveau. De l’ancien monde, j’ai fait mon deuil. Il passe au travers du chas d’une aiguille. Mais comme il nous écrase de tout son poids, je choisis d’avoir avec lui un rapport romantique. Non pas par nostalgie, non pas pour ressusciter le passé d’avant la tragédie mais pour prolonger le geste de ces chouhadas qui peuplent nos panthéons et nos imaginaires. Nous les habitons autant qu’ils nous habitent. Et puisqu’il faut apprendre à vivre et à résister dans un monde inhabitable, autant choisir ses compagnons de route, du moins ceux qui nous le rendrons plus supportable.
« Plus supportable ». Je me demande en écrivant ces mots si cet espoir, au moment où Gaza se meure, n’est pas déjà très égoïste. Vouloir un monde plus supportable quand la tragédie se déroule ailleurs et qu’à Paris il reste en vérité très supportable.
Tu me demandais ce que j’ai pensé d’Amsterdam lors de mon passage ? J’ai trouvé une ville plutôt paisible et jolie. Fleurie et propre. Mais les gens que j’ai croisés dans la rue portaient tous un visage plus innocent que le mien.
Avec toute mon amitié,
Houria